par Sally Cole
Cet article a été initialement publié en 2018. Il a été largement révisé, et republié le 12/03/2021.
L’histoire de la rivière Saint-Pierre est profondément liée à celle de Montréal. L’histoire de la rivière raconte le développement de la ville elle-même. Pourtant, la plupart des Montréalais ignorent son existence.
Depuis longtemps détournée et enfouie dans les égouts et les canaux de la ville, la rivière Saint-Pierre est aujourd’hui largement invisible. C’est une rivière perdue.
Aujourd’hui, de nombreuses villes dans le monde récupèrent et renaturalisent leurs rivières perdues pour en faire des sites historiques, des attractions touristiques, des parcs récréatifs et des habitats diversifiés pour les plantes et les animaux. Le tronçon le plus visible du réseau de la rivière Saint-Pierre qui reste aujourd’hui en surface mesure 200 mètres de long et traverse l’espace vert de 57 hectares du club de golf Meadowbrook dans l’ouest de Montréal. Pourtant, même ce vestige de la rivière pourrait succomber à l’assèchement et disparaitre.
Pendant des millénaires, le riche habitat fluvial et les milieux humides de l’ile de Montréal ont soutenu les activités de chasse, de pêche, de cueillette et d’agriculture des peuples autochtones. Lorsque Samuel de Champlain a vu l’ile pour la première fois en 1611, il a rapporté que les rivières et les ruisseaux regorgeaient de poissons. Le gibier à plumes y foisonnait. Les fraises, les arbres fruitiers et les noix prospéraient. Le réseau de rivières et de ruisseaux de l’ile de Montréal permettait de traverser l’ile en évitant les eaux puissantes du Saint-Laurent et de la rivière des Outaouais. Les prés avoisinants offraient un sol fertile pour cultiver et fournir de la nourriture à la colonie que de Maisonneuve fonda 30 ans plus tard sous le nom de Ville-Marie. La colonie s’est développée en devenant une plaque tournante du commerce des fourrures en Amérique du Nord puis un port pour l’exportation du bois vers l’Europe.
La rivière Saint-Pierre compte parmi plus de 30 rivières et ruisseaux qui traversaient autrefois l’ile de Montréal. Prenant sa source dans les ruisseaux du mont Royal, la rivière Saint-Pierre s’écoulait par plusieurs affluents à travers Côte Saint-Luc, Ville Saint-Pierre, Saint-Henri et Verdun. Elle s’écoulait par l’escarpement de Notre-Dame-de-Grâce (aujourd’hui la Falaise Saint-Jacques), drainant les terres hautes et s’élargissant dans un lac en contrebas qui était appelé lac Saint-Pierre ou lac à la Loutre, aujourd’hui le site de l’échangeur Turcot. La rivière se jetait finalement dans le fleuve Saint-Laurent en face de l’ile des Sœurs.
Première déviation
À la fin du XVIIe siècle (vers 1697), les Sulpiciens, qui avaient obtenu en 1657 la seigneurie de Ville-Marie, construisirent le canal Saint-Gabriel pour amener l’eau de la rivière Saint-Pierre plus près de la ville afin d’augmenter le débit d’eau alimentant leurs moulins. Les eaux du lac à la Loutre se sont progressivement asséchées. Dans les années 1820, on creuse un tunnel sous le nouveau canal de Lachine pour contrôler l’érosion de la rivière Saint-Pierre.
Éventuellement, la rivière Saint-Pierre canalisée rejoignit d’autres cours d’eau, dont le ruisseau Prud’homme qui drainait NDG et le ruisseau Saint-Martin qui drainait le Plateau, pour former la Petite Rivière qui coulait en bordure de Griffintown, traversait la Place d’Youville et se jetait dans le Saint-Laurent à la Pointe à Callière. En 1832-1838, le système Saint-Pierre-Petite Rivière a été incorporé au premier égout en pierre de la ville, le collecteur William, que l’on peut visiter aujourd’hui au musée Pointe-à-Callière .
Tout au long du 19e siècle, la ville en voie d’industrialisation a redressé, dragué et détourné le réseau de la rivière Saint-Pierre-Petite Rivière, tout en construisant le réseau d’aqueduc de la ville, en fournissant de la vapeur pour faire tourner les moteurs de l’industrie et en développant le réseau d’égouts urbains. Au milieu du XIXe siècle, lorsque les premières gares de triage ont été construites, le lac à la Loutre n’était guère plus qu’un marais (qui a néanmoins réussi à avaler deux locomotives). Au début du XXe siècle, plus d’un tiers de la rivière avait disparu dans les égouts.
Dans les années 1950, la construction de nouveaux logements dans la banlieue de Côte-Saint-Luc a recouvert des sections ouvertes de l’affluent du Petit-Saint-Pierre ; le centre commercial Côte-Saint-Luc a été construit sur une zone humide du bassin de drainage de la rivière Saint-Pierre. Les 200 mètres de l’ancien réseau de la rivière Saint-Pierre qui subsistent aujourd’hui sont dus au fait que cet affluent, le Petit Saint-Pierre, était un élément clé de l’aire récréative de 57 hectares que le Canadien Pacifique a créée pour ses travailleurs après la Première Guerre mondiale et qui est devenue, au milieu du XXe siècle, le terrain de golf Meadowbrook.
En 2006, le promoteur immobilier Groupe Pacific a acheté le terrain de golf pour y construire un ensemble résidentiel appelé « Petite Rivière ». La société a soumis une proposition à la Ville de Montréal pour développer le côté Lachine du site. Le plan prévoyait la construction de plus de 1600 unités résidentielles, tout en conservant les 31 hectares situés à Côte-Saint-Luc comme terrain de golf à neuf trous. La proposition comprenait cinq mesures clés pour créer ce nouveau quartier, la première étant à ramener la Petite Rivière à la vie en tant que rivière saine et restaurée. La Ville a finalement rejeté la proposition du promoteur.
Problèmes de pollution
La rivière est polluée en raison des raccordements croisés entre les tuyaux d’eaux usées domestiques et les égouts pluviaux de Côte-Saint-Luc et de Montréal-Ouest. Dans sa proposition originale, le promoteur avançait que le Groupe Pacific lui-même purifierait la rivière grâce à un système de roselières et d’étangs peu profonds pour gérer l’eau de pluie et la fonte des neiges et ramener la biodiversité de l’habitat de la rivière pour les amphibiens, les oiseaux et les petits mammifères. La rivière et les zones humides régénérées devaient devenir la pièce maitresse d’un parc pour la nouvelle communauté résidentielle. En hommage au patrimoine agricole dynamique des rives de l’affluent du Petit Saint-Pierre, le promoteur avait également proposé de préserver l’une des haies agricoles d’origine qui subsistent encore à Meadowbrook.
Cependant, au fil du temps, Groupe Pacific a commencé à qualifier le Petit Saint-Pierre de fossé malodorant et a poursuivi la Ville de Montréal, exigeant que cet égout à ciel ouvert soit enterré. En juin 2018, un juge de la Cour supérieure du Québec a ordonné à la Ville de cesser de polluer la rivière et d’en nettoyer les berges. Un mois plus tard, la Ville de Montréal et Groupe Pacific ont tous deux appelé de cette décision. La Ville a demandé du temps pour corriger les raccordements d’égouts croisés à Montréal-Ouest et Côte-Saint-Luc, citant la Loi sur la qualité de l’environnement du Québec qui appelle à une gestion intégrée de l’eau pour prévenir la perte de zones humides et de plans d’eau. La Ville a fait valoir que la réhabilitation de la rivière faisait partie d’un plan plus vaste de gestion des eaux pluviales et d’entretien de ses corridors verts.
Pendant ce temps, Groupe Pacific a également fait appel du jugement de la Cour supérieure, demandant que le jugement soit modifié pour ordonner à la Ville de cesser tout écoulement d’eau vers la propriété – qu’elle soit contaminée ou non – et qu’il ne soit pas soumis à la règlementation environnementale provinciale. En janvier 2021, la Cour d’appel du Québec a finalement ordonné à la Ville de Montréal de cesser tout rejet sur le terrain de golf.
Nous sommes maintenant très loin de la proposition du Groupe Pacific de faire de le Petit Saint-Pierre la pièce maitresse de son projet immobilier !
Débat public
Seules quelques petites sections de ce réseau fluvial historique sont encore visibles sur Meadowbrook, dans le parc Angrignon et près du canal de Lachine. Mais il est clair que la rivière Saint-Pierre continue de jouer un rôle déterminant dans le débat public sur l’avenir de Montréal et le genre de ville dans laquelle nous voulons vivre.
Au-delà de son importance pour le patrimoine historique de Montréal, la rivière Saint-Pierre et ses milieux humides jouent également un rôle environnemental important en maintenant la biodiversité, en préservant les arbres centenaires, en offrant un sanctuaire aux oiseaux migrateurs et en contribuant à la gestion des précipitations, de la fonte des neiges et du contrôle des inondations. Pour beaucoup d’entre nous, les sous-sols inondés après les pluies d’été sont un phénomène courant – un rappel puissant que nos quartiers ont été construits sur des zones humides et sur des lits de cours d’eau enfouis.
De nombreuses grandes villes du monde, dont Séoul, Paris, New York, Londres et Toronto, s’efforcent de ramener à la lumière du jour leurs rivières, ruisseaux et zones humides d’origine. Le réchauffement climatique augmentant la fréquence et l’ampleur des inondations, ces villes reconnaissent qu’il est crucial d’utiliser les rivières et leurs zones humides comme un moyen économique, propre et naturel de gérer les problèmes de drainage croissants. Ces villes savent également que des ruisseaux, des rivières et des zones humides propres au sein de leurs villes ajoutent une valeur mesurable à l’immobilier, un plaisir esthétique incommensurable et des possibilités d’éducation, tout en contribuant à la santé et au bien-être des résidents.
Nettoyons et mettons en lumière la rivière Saint-Pierre
Ne la laissons PAS s’assécher ou être enterrée
Un ruisseau, pas un tuyau !
Pour en savoir plus
Le film Lost Rivers de la Montréalaise Caroline Bacle explore le phénomène de la mise à jour des rivières urbaines http://undermontreal.com/lost-rivers-documentary
La journaliste Marion Scott de la Montreal Gazette a écrit un article approfondi sur la rivière en 2009 https://montrealgazette.com/news/local-news/from-the-archives-our-islands-lost-rivers
photos par Nigel Dove et Andy Dodge